Prima della rivoluzione, de Bernardo Bertolucci (1964)

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Fabrizio (Francesco Barilli) quitte Clélia, sa promise depuis l’enfance, pour vivre une passion incandescente avec sa tante Gina (Adriana Asti) qui arrive de Milan.

Pour son deuxième film à seulement 22 ans, Bertolucci s’inspire de La Chartreuse de Parme qu’il transpose début des années 60, dans une Italie où monte la Nouvelle Vague (Godard et Anna Karina cités en référence) et se structure le communisme, avec lequel Fabrizio flirte sans jamais réellement s’encarter, malgré la fréquentation de son ami et mentor Cesare.

Contrairement au Fabrizio de Stendhal, toujours en mouvement, dont la vie aventureuse et naïve constitue la matière même du roman, le Fabrizio de Bertolucci n’est « pas encore un homme » comme le lui souffle amoureusement Gina : il évolue constamment dans le possible, incapable d’avancer, de s’engager, comme enfermé dans sa condition de bourgeois dont il ne peut se départir. Tout le reste n’est que littérature et le véritable intérêt du film réside dans la relation entre Fabrizio et Gina.

En effet, Fabrizio (et le film) n’est réellement vivant que lorsqu’il trouve avec Gina, sa tante de quelques années plus âgée que lui. Milanaise oisive à tendance dépressive, elle tombe immédiatement amoureuse de son neveu lorsqu’elle arrive à Parme. Elle s’empresse de le séduire : la danse dans l’appartement et toutes les scènes de la première partie du film sur le désir brûlant entre Fabrizio et Gina sont superbes. Gina semble retrouver goût à la vie en parfaisant l’éducation sentimentale de son neveu.

Mais, dit le poète,

« Comme le fruit se fond en jouissance,

Comme en délice il change son absence,

Dans une bouche où sa forme se meurt 

Je hume ici ma future fumée

Et le ciel chante à l’âme consumée

Le changement des rives en rumeur »

départ3.

La relation de Fabrizio et Clélia se consume au moment où elle se consomme, car au fond ce qu’ils cherchent est impossible. La deuxième partie du film rend compte de la longue errance de ces deux personnages qui reprendront le fil de leur vie passée. Fabrizio se contentera d’une vie « simple » en épousant son milieu et Clélia. Quant à Gina, personnage tragique et peut-être le plus intéressant du film, elle est renvoyée à sa solitude…mais tout semble indiquer, dans une dernière scène déchirante et sublime, qu’elle se consolera de la perte de son neveu en retombant dans les bras d’un autre…

Le Deuxième souffle, de Jean-Pierre Melville (1966)

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Gustave Menda, dit Gu (Lino Ventura) s’évade de prison à l’aide de deux complices, qui, une fois dehors, disparaissent aussitôt qu’ils sont apparus à l’écran. Gu s’en va rejoindre Manouche (Christine Fabrega), son amie, maîtresse femme qui tient le bar parisien de Jacques le Notaire. Le soir de l’évasion du Gu, Jacques le Notaire périt dans un règlement de compte orchestré par Jeannot Franchi et les frères Ricci, des gangsters rivaux. Manouche en réchappe grâce à son barman et garde du corps Alban (Michel Constantin) mais elle est dès lors poursuivie par ses agresseurs et surveillée de près par la police, menée par le perspicace Commissaire Blot (Paul Meurisse). La traque se resserre donc sur Gu qui goute à peine à la liberté qu’il se retrouve embarqué dans une autre histoire…

Le Deuxième Souffle est le deuxième polar en noir et blanc de Melville après Bob le flambeur (1955). On retrouve cette atmosphère si particulière où s’esquisse déjà tout l’univers de ses futurs films : personnages solitaires et sans concession, narration très épurée, dialogues minimalistes, sens extrême du détail. Le monde est moins régi par la loi que par un code de l’honneur qui vaut plus que la vie : d’un côté les héros qui y souscrivent et qui s’y reconnaissent, de l’autre ceux qui le négligent et finiront, indignes, par en payer les conséquences. Gu, comme le héros melvillien en général, est d’une fidélité sans faille à ses principes, il avance tragiquement vers son destin, choisissant toujours de persévérer dans son être.

Chaque geste, chaque action sont réduits à l’essentiel. Ils ne sont que des interstices dans ce silence englobant, hypnotique. La tension du film monte au fur et à mesure que Gu s’engonce dans la toile de Blot (un très grand Paul Meurisse) et culmine avec la scène du hold up, incroyablement haletante, précise, économe, efficace.

Film le plus diurne de Melville, qui déambule souvent dans un univers nictalope, Le Deuxième Souffle est un chef d’œuvre qui atteint enfin le grand public à sa sortie et révèle un metteur en scène extrêmement méticuleux, un directeur d’acteurs très (trop ?) exigeant (Ventura s’en souviendra), un précurseur qu’on sait déjà dévoué corps et âme à son cinéma.

Note de lecture – Où atterrir ?, Bruno Latour, 2017

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Je profite de cette période de confinement pour relancer ce blog qui végétait depuis plusieurs années.

Convaincu que nous vivons un basculement de civilisation mais non la fin du monde, mes lectures s’orientent vers des auteurs qui essaient de penser le monde qui vient de manière à susciter l’action.

C’est ce qui m’a plu dans le livre de Bruno Latour, dont le présent livre tente de définir ce qu’il appelle un nouvel « attracteur » politique qui prenne en compte une nouvelle définition de l’homme conçu comme partie prenante de son environnement, à la perpendiculaire de la vision moderne où la Terre n’est qu’un simple substrat.

Ci-dessous un petit résumé de ce que j’ai compris de la pensée de Latour, dont je n’ai lu que ce seul livre à ce jour.

Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Bruno Latour, 2017

Depuis les débuts de la Modernité, l’axe majeur qui a orienté les politiques est celui qui va du local vers le global. C’est ce qu’on appelle la mondialisation, ou la globalisation.

Il y a deux sous catégories dans cette mondialisation : la mondialisation-moins et la mondialisation-plus.

La mondialisation-plus est celle qui permet d’enrichir son point de vue sur le monde en laissant s’exprimer les divergences, celle qui fait cohabiter les différents points de vue et modes de vie, d’existence. Cette mondialisation reconnait l’autre comme nécessaire, admet la différence, car elle sait que la multiplicité des expériences bénéficie à chacun.

La mondialisation-moins est celle qui unifie en imposant son point de vue sur le monde, qui n’admet pas les récalcitrants. C’est elle qui a pris le dessus aujourd’hui, impose un monde dominé par la marchandise, édicte sa vision du droit, de l’économie et de la démocratie. Celle qui ne peut admettre en son sein une voix trop discordante, une expérience ou une vision radicalement autre. Elle admet le principe d’accroissement des inégalités en partant du principe que la réussite de quelques-uns se répandra sur la masse. Elle pense l’homme comme « extra-terrestre », hors sol, et considère uniquement sa dimension d’universalité en faisant peu de cas des différentes cultures, des traditions, de l’enracinement de chacun, qui sont vus comme des entraves au progrès inéluctable vers lequel elle tend. La mondialisation-moins n’a par définition pas de limite terrestre car la Terre n’est pas l’alpha et l’oméga de l’homme, étant partie prenante d’un système bien plus vaste.

Cette mondialisation est critiquée de toute part aujourd’hui par les tenants d’un retour au Local.

Il y a deux sous-catégories dans ce Local : le local-moins et le local-plus.

Le local-plus est celui qui promet l’attachement à une terre, met en valeur ses traditions, entretient les racines. C’est celui qui défend qu’il n’y pas d’existence qui tienne sans sentiment d’appartenance à un milieu, sans avoir les pieds sur terre. L’homme est issu d’une culture, d’un milieu, d’un environnement qui fait partie de lui autant qu’il le constitue. Mais ce n’est pas un espace clos, un environnement statique. Il est ouvert à l’autre car il se sait en perpétuelle évolution, il admet qu’on puisse le changer, il est dynamique.

Le local-moins enferme l’homme dans son environnement, dans sa culture, nie la dimension d’universalité de l’homme. Le local prend ici une dimension figée, statique, définitive. Pour le local-moins les frontières sont des murs et il est impossible qu’un homme issu d’une autre culture puisse se fondre dans un autre environnement, puisse nourrir un autre. Le local-moins est l’antithèse de la mondialisation-moins, qui considère elle que chaque homme est le même, quelque soit sa culture, son sol. Le local-moins réduit lui l’homme à sa culture, à son micro-milieu, et entre ainsi en réaction avec une mondialisation-moins qui nie la particularité de l’homme.

Or, l’axe majeur qui a orienté toutes les politiques depuis le début de la Modernité, ce Local – Global, est aujourd’hui inopérant car il part du principe que le monde tel que perçu, tel que défini dans la modernité est un Dehors toujours là, à disposition des hommes. La Modernité a toujours pensé qu’il y a l’homme et le monde, l’humain et des ressources à sa disposition. L’environnement, le monde, est sur ce quoi l’homme appose son action. Il est hors de l’homme et ne le constitue pas, ce qui se module en fonction des désirs de l’homme.

Or le monde, ou la Terre comme le définit Latour, « réagit » à l’action de l’homme. La réponse de la Terre a été proportionnelle à l’extension sans limite de la mondialisation-moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (la Grande Accélération selon Latour). La Terre montre ainsi qu’elle fait partie du vivant, elle n’est plus ce simple dehors, ce donné, elle est partie prenante de l’homme. Elle ne peut être simplement considérée comme ce « sur quoi » l’homme agit car elle agit en retour et par conséquence elle influence à son tour les réactions de l’homme. C’est ce que ne veulent pas voir les tenants de la mondialisation-moins pour qui la limite est extra-terrestre puisque leur raisonnement se fonde en dehors de tout contexte, de tout espace, de tout lieu. Ou, dans une analyse plus cynique, Latour avance que les tenants de la mondialisation-moins ont très bien compris qu’il ne suffirait pas d’une Terre pour que tous les humains en profitent à leur façon et qu’ils nient délibérément ce phénomène car ils seront les derniers impactés puisqu’ils disposent des leviers de commande actuels. Ce sont aujourd’hui les tenants du Hors Sol.

Il est donc urgent de développer une autre politique, qui tienne compte du fait que la Terre est une donée de l’équation, qu’elle n’est pas ce « sur quoi » l’homme exerce son action mais qu’elle doit être au centre de ses préoccupations comme faisant partie de lui. L’homme ne peut plus se penser comme hors du monde mais il doit se comprendre comme faisant partie du vivant, de son environnement, et cela doit être la base d’une nouvelle politique : ce que Latour nomme le Terrestre. Or cette réalité scientifique qui émerge et qui met en branle les aspirations des tenants de la mondialisation-moins est nié par les tenants du Hors Sol.

Ainsi se dessine, à la perpendiculaire de l’axe Local-Global qui a structuré toute la période de la modernité, un autre axe Terrestre-Hors Sol. Tout l’enjeu des années à venir, c’est de convaincre, d’attirer ceux qui se positionnent encore sur l’axe Local-Global de se tourner vers le Terrestre plutôt que vers le Hors Sol. Le Terrestre contient à la fois les aspirations du local-plus et de la mondialisation-plus :

  • il est cet environnement, ce lieu, ce milieu, ce tissu d’interactions, cet ensemble de vivants, ce territoire desquels se doivent de partir toute nouvelle réflexion politique. C’est par le bas, depuis « quelque part » que vont émerger des réponses adéquates à la vie et à la survie de ces milieux mêmes, considérés ainsi dans leur particularité.
  • mais il est également convaincu que c’est par l’échange et la diversité qu’un milieu se perpétue et il n’a pas une conception « fermée » du territoire. Le territoire ainsi conçu peut accueillir l’autre et lui permette de s’insérer et d’alimenter son éco-système.